Sonntag, Mai 16, 2010

"Nos concitoyens, ceux du moins qui avaient le plus souffert de cette séparation, s'habituaient-ils à la situation? Il ne serait pas tout à fait juste de l'affirmer. Il serait plus exact de dire qu'au moral comme au physique, ils souffraient de décharnement. Au début de la peste ils se souvenaient très bien de l'être qu'ils avaient perdu et ils le regrettaient. Mais s'ils se souvenaient nettement du visage aimé, de son rire, de tel jour dont ils reconnaissaient après coup qu'ils avait été heureux, ils imaginaient difficilement ce que l'autre pouvait faire à l'heure même où ils l'évoquaient et dans des lieux désormais si lointains. En somme, à ce moment là, ils avaient de la mémoire, mais une imagination insuffisante. Au deuxième stade de la peste, ils perdirent aussi la mémoire. Non qu'ils eussent oublié ce visage, mais, ce qui revient au même, il avait perdu sa chair, ils ne l'apercevaient plus à l'intérieur d'eux-mêmes. Et alors qu'ils avaient tendance à se plaindre, les premières semaines, de n'avoir plus affaire qu'à des ombres dans les choses de leur amour, ils s'aperçurent par la suite que ces ombres pouvaient encore devenir plus décharnés, en perdant jusqu'aux infimes couleurs que leur gardait le souvenir. Tout au bout de ce long temps de séparation, ils n'imaginaient plus cette intimité qui avait été la leur, ni comment avait pu vivre près d'eux un être sur lequel, à tout moment, ils pouvaient poser la main."
ALBERT CAMUS: La peste. Collection folio. Paris: Gallimard 1974, 181-182

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